Des jours extraordinaires
Journaux croisés de Françoise Roques & Jacques-François Piquet
Semaine 1 • Semaine 2 • Semaine 3
- Lundi 30 mars
- Mardi 31 mars
- Mercredi 1er avril
- Jeudi 2 avril
- Vendredi 3 avril
- Samedi 4 avril
- Dimanche 5 avril
Lundi 30 mars 2020
FR
Demain, mardi 31 mars 2020, cela fera quinze jours pile que je croise mon journal de confinement avec celui de Jacques-François.
Hier soir, j’ai relu les fragments que j’avais envoyés à mon ami. J’en retiens que ce fut une expérience intéressante, quinze jours à prendre le temps de comprendre ce qu’on vit et à réfléchir sur ce qu’on va raconter de ce qu’on vit. C’est une expérience intéressante pour soi. Mais pour l’autre ? A quoi sert d’écrire son inquiétude, car il y a bien inquiétude quand on ne peut plus se projeter, s’échapper ? A quoi sert de raconter sa peur, car il y a peur à être brusquement confrontée à sa finitude ?`
A quoi tout cela sert-il ?
Mon ami m’a opposé que j’avais des enfants, des amis, un ami, alors que d’autres sont absolument seuls, que j’avais une maison, un jardin, un travail, de l’argent, alors que beaucoup d’autres sont démunis. J’ai senti l’indécence de mes plaintes.
Ce matin, je suis partie à Vert-le-Grand plus légère. Ma collègue était aussi venue chercher du travail. On a travaillé deux heures ensemble (mais à distance, l’une au rez-de-chaussée, l’autre à l’étage). Rentrée chez moi, j’ai téléphoné à ma mère, 90 ans, seule à Paris, pour m’assurer qu’elle allait bien : elle vit ces « jours extraordinaires » avec philosophie.
Après-demain, le mois d’avril, le joli mois d’avril sera là.
JFP
Au tout début de ces « jours extraordinaires » j’ai noté ceci sur ma page Facebook : Quand je pense à tous ceux qui vont se mettre à écrire par pur désœuvrement ! Alors que le métier est déjà encombré ! Pourvu qu’aucun n’ait du talent ! En abordant cette troisième semaine de confinement, je regrette mon propos mesquin et prétentieux. En effet, un organisme de sondages vient de publier ses chiffres quant à la manière dont les Français occupent leurs journées en cette période inédite : forte augmentation des jeux vidéo, jeux en réseaux et jeux de plateaux traditionnels ou sur écran, et, fait notable, filles et femmes de moins de quarante ans se sont mises à jouer, console et tutti quanti, chose qu’elles ne faisaient pas « avant » par manque d’intérêt et manque de temps ! Alors oui, je regrette mon propos, combien j’aurais préféré qu’on m’annonce une forte augmentation des pratiques d’écriture, journal, chroniques, nouvelles, poèmes, qu’importe, mais de l’écrit, quelques lignes ou quelques pages qui résulteraient d’une pensée et surtout d’un temps de rencontre avec soi-même. Car c’est bien ce qui nous manque dans nos jours ordinaires : un temps à soi ! Or nous l’avons en ce moment, par contrainte, certes, mais nous l’avons, depuis deux semaines et encore pour deux semaines, alors essayons de le mettre à profit ! Bien sûr, me rétorqueront certains, mais il n’y a pas que l’écriture ! A quoi je leur répondrai que chacun balaye devant sa porte ! Et puis, ajouteront les mêmes, on peut jouer et écrire, non ? A quoi, cynique, je répliquerai que je ne n’en suis pas si sûr, qu’entre la distraction facile et la réflexion qui demande un effort, c’est toujours la première qui l’emporte et qu’après le jeu c’est plus probablement un autre écran qu’un livre qu’on ouvre « pour se changer les idées ». Bon, maintenant que je me suis exposé à une grêle de critiques, que d’aucuns me traiteront de ceci ou de cela, élitiste et nanti entre autres, mais aussi intello à deux balles, donneur de leçons, petit con aigri et pontifiant, j’en passe et sûrement des meilleures, je peux poursuivre mon propos en arguant que l’écriture, qui n’est pas nécessairement « écriture d’une œuvre » mais souvent « écriture de soi » – Mon journal de confinement ; Mes poèmes autodatés à la manière de Benoît Richter ; Mon abécédaire du temps qui passe ; etc. – peut aussi amener à la lecture, d’œuvres cette fois et peut-être de chefs-d’œuvre, tant il est vrai qu’écrire rend meilleur lecteur des autres (et de soi par retour : la boucle est bouclée). Or, deuxième regret, aucun chiffre fourni par les organismes de sondage, pas un mot sur le livre, rien, à croire qu’en dehors des transports publics qui navettent entre domicile et travail, le livre n’a pas sa place. Voilà, j’ai dit ce que j’avais besoin de dire dans l’énervement et avec la conscience lâche que mes propos ne me vaudraient pas d’être agressé dans la rue vu qu’il n’y a personne dans la rue, pas même moi, ou alors vite fait pour acheter mon pain à 150 mètres !
Mardi 31 mars 2020
FR
En mode silencieux…
JFP
Oui, je vais bien, merci ! C’est ce que tu réponds à ceux qui prennent de tes nouvelles. Et c’est vrai que tu ne vas pas mal. Pas besoin d’en dire plus ni d’entrer dans les détails. Pas besoin, par exemple, de mentionner la petite valise bleue posée à l’entrée de ta chambre, petite valise bleue dans laquelle tu as mis un pyjama, ta trousse de toilette, et une paire de pantoufles, sans oublier, dans la poche extérieure, mais ça c’est une maniaquerie professionnelle, un carnet et un stylo. L’idée t’est venue il y a deux ou trois nuits, sans doute après avoir entendu à la radio que la montée de fièvre était soudaine et qu’il fallait tout de suite appeler le 15. Donc pas vraiment le temps de se préparer. D’autant qu’il faudrait aussi que tu préviennes ta voisine Maria afin qu’elle nourrisse ton chat. Et tes deux filles, bien sûr, sans leur rappeler nécessairement que tu viens de faire à chacune une procuration sur tes comptes bancaires. Bref, beaucoup de choses à faire et rien que d’y penser, surtout avec 40 de fièvre, tu te sentirais presque le souffle te manquer. Mais bon, ta valise est prête et c’est déjà une bonne chose.
Oui, je vais bien, merci ! D’ailleurs ce matin, comme tous les matins, tu étais à ta table d’écriture, accouchant calmement d’un récit qui se présente bien, mais sort lentement, petits bouts par petits bouts, un vrai travail, quoi ! Quand soudain, un mugissement de sirène dans la rue, vite tu te précipites à la fenêtre : c’est un fourgon du Samu 91, qui stationne devant chez Mme Marchand, non, un peu plus loin, devant chez M. et Mme Daniel, c’est vrai qu’ils ne sont plus tout jeunes ces gens-là, au moins dix ans de plus que toi, vulnérables à cet âge-là. Et puis non, finalement, les secouristes s’engouffrent dans la maison d’en face, une dame que tu connais juste de vue, pas si vieille que ça, enfin, pas facile de dire avec les dames coquettes, tu te trompes sûrement. Après ça, rien, l’attente, alors tu vas et viens dans la pièce, te décides pour un peu de musique, Bach ou Vivaldi, comme dit Françoise, ça guérit de tout, d’accord, allons-y pour le 5ème concerto brandebourgeois, que tu aimes moyennement au clavecin, mais pure merveille au piano sous les doigts de Murray Perahia. Tout en écoutant, tu surveilles de temps à autre par la fenêtre, rien, rien pendant 21’et 13’’, puis soudain c’est fini, le concerto et l’intervention du Samu, le fourgon est parti. Tu respires un grand coup, ton cœur bat un peu vite, mais ça va, tu vas bien, un peu hypocondriaque, peut-être, mais sinon, oui, tu vas bien, merci.
Mercredi 1er avril 2020
FR
Il n’y a plus rien. De la douleur et de la peur des derniers jours, il n’y a plus rien, ou presque.
Il n’y a plus rien que l’illusion profondément ancrée que je survivrai et que demain j’irai marcher dans les forêts et respirer l’air des montagnes. Avec un peu d’imagination, c’est tout ce qui me reste quand j’ai tout désinfecté.
Oui, il n’y a plus rien. Ou presque. Il n’y a plus rien que quelques petits trous et d’étranges éclaircies acides dans mes nuits.
Quand certains essayent d’apprivoiser leur peur en préparant valise et calepin, au cas où il y aurait urgences, les soins, les tubes, la respiration artificielle, d’autres veulent être prêts en s’allégeant, on ne sait jamais, partir fauchés, sans crier gare, direction Montparnasse. Alors ce matin, j’ai usé, passé, repassé, plié, déplié, replié, lavé, délavé, essoré, séché, défroissé les draps de mes insomnies , et j’ai trié, classé, jeté, brulé les vieux papiers, les mémoires, les journaux intimes, les lettres amoureuses, les petits écrits en devenir. Car, quand tout sera fini, dissout, évanoui, je ne veux pas, je ne peux pas laisser à mes enfants ces traces de ma vie trop intimes, au mieux, elles les encombreraient. Ce qu’ils connaissent de moi est suffisant, c’est ce qui est lié à leur propre vie, tout le reste est mauvaise herbe, chiendent dans le gazon. Dans cette grande lessive de printemps, j’ai sauvé peu de choses, journal en cours, photographies, quelques lettres, comme on sauve en archivistique de maigres échantillons de dossiers volumineux…
Voilà, je m’allège et il n’y a plus rien. Ou presque.
JFP
Pas plus tard qu’hier, ma fille cadette me disait qu’à force de critiquer tout le monde dans mon journal, je finirais bientôt seul, sans amis, sans amour, sans personne autour. Ce qu’il y a de bien, ajouta-t-elle perfide, c’est que passant du confinement à l’isolement tu ne verras pas trop la différence. Sur quoi elle a éclaté de rire et moi j’ai pensé in petto ris ma jolie, ris, tu riras moins quand on passera chez le notaire pour régler ma succession !
Bref, ne lui en déplaise, j’ai encore une dent à planter, cette fois dans la chair de certains journalistes de radio (ceux de la télé sont sans doute pareils ou pire, mais n’ayant pas de poste la question ne se pose pas) oui, certains journalistes de radios publiques qui nous infligent des entretiens avec des gens qui ne connaissent rien sur le sujet grave et pointu dont il est question, non qu’ils soient sots mais ce n’est pas leur domaine de compétence, c’est tout. Que n’importe qui s’autorise à s’exprimer tous azimuts sur les réseaux sociaux, c’est une chose ; qu’un journaliste nous oblige à inepties et vacuité sur une radio publique, c’en est une autre et cela relève de la faute professionnelle. Je sais que les journées sont longues et qu’il faut les meubler, mais demander à n’importe qui doté d’un nom dont il a hérité ou qu’il s’est fait dans son domaine (sport ou chanson ou encore charcuterie bretonne), ce qu’il pense de la crise actuelle, comment lui l’aurait gérée et quelles solutions il aurait préconisées, c’est tout bonnement affligeant et insultant pour les spécialistes. Autant demander à ces gens de péter en sol mineur, il n’y arriveront pas mais flattés malgré tout qu’on les sollicite, ils émettront un vague bruit de bouche qui ressemblera à un pet mais ne sera que du vent. Et nous, auditeurs, non seulement nous n’aurons rien appris pour nourrir notre réflexion, mais nous aurons perdu notre temps ! De grâce messieurs mesdames les journalistes et chef·fe·s d’antennes, invitez des gens compétents (homophonie censée être drôle avec les cons pétants mentionnés supra !) qui connaissent leurs sujets et peuvent nous aider à réfléchir sur la marche du monde ! Certes, ils ne seront peut-être pas d’accord entre eux, mais nous en tirerons quand même enseignement ! Sinon, plutôt que produire du vent, consacrez vos heures d’antenne aux sportifs, chanteurs de variété et charcutiers bretons : dans leur domaine de compétence, ils sont souvent très intéressants !
Jeudi 2 avril 2020
FR
Il m’arrive certains soirs de trop boire. Rarement en compagnie, plutôt seule, quand je sais que la nuit sera dure, longue, évidée de toute tendresse, sans illusion, sans divertissement.
Oui, il m’arrive de me noyer, de naufrager, rarement terre d’accostage advienne, mais, peu importe, le temps d’une nuit, je dors en paix, sans souvenirs.
Une amie, est-ce vraiment une amie, une amie s’essouffle, quelque part.
JFP
J’aime beaucoup ce dessin publié sur Facebook montrant un pangolin debout sur une estrade et tenant ce discours : Relativisons ce succès, chers amis, tout ceci n’aurait pas été possible sans l’immense connerie des humains ! Comme souvent dans les dessins de presse, l’essentiel est dit en une image et quelques mots. Ne serait-il pas opportun en effet que nous repensions notre rapport à la Nature en général, à l’Animal en particulier ? Le moment n’est-il pas venu de revoir tout bonnement notre conception du monde ? Si l’on s’accroche à l’idée d’un monde pyramidal au sommet duquel trône l’Homme et que de cette position dominante tout lui est permis tout lui est dû, y compris de tuer et de détruire pour son seul profit immédiat, alors rien ne changera et nous sombrerons lentement mais sûrement, quoique pas si lentement que ça si l’on est un tant soit peu observateur. Par contre, si l’on se range à la vision d’un monde qui tourne grâce à une interdépendance de tous les vivants qui le peuplent, alors quelque chose pourra changer et pérenniser notre survie. N’étant ni philosophe ni spécialiste en aucun domaine, ayant par ailleurs suffisamment critiqué hier ceux qui parlent sans savoir, je m’abstiendrai d’en dire davantage. A mon humble niveau, je voudrais simplement tirer leçons de ce qui nous arrive et ne pas me contenter de dire, quand la crise sera derrière nous : Et tout ça à cause d’un putain de pangolin !
Vendredi 3 avril 2020
FR
Ce journal croisé, malgré doutes et découragements, quelquefois.
Car l’écriture de ces fragments est bien le seul espace où je ne suis pas confinée. Elle me permet de dire des émotions que je croyais refoulées, d’assécher l’ennui aussi, et de faire reculer le silence.
Charles, la plupart du temps, est dans sa chambre, mais tout à l’heure, je le croise dans la cuisine. Il devait partir en mars pour une mission d’un an en Côte d’Ivoire, mais a bien été obligé d’y renoncer et se décide aujourd’hui à défaire son paquetage : « Pas de chance, hein, j’avais trouvé un boulot qui me bottait vraiment, mais un peu de chance tout de même de n’être pas parti tout de suite, ça va être terrible là-bas » et d’ajouter, philosophe mais pas résigné, « On verra, plus tard, peut-être… ».
On discute un peu, lui rangeant ses affaires, moi cuisinant. Après avoir trié avant-hier papiers, photos, souvenirs, je me suis demandée quel héritage je laisse à mes enfants. De quoi sont-ils constitués de moi ? Charles me dit que je leur ai apporté la liberté d’être, la solidarité, le goût de l’expérience et de la nature. Je suis vraiment heureuse qu’il puisse penser cela et qu’il ne perçoive pas trop ma frilosité à vivre, en ce moment. Ou peut-être le dit-il parce qu’il sent que je vacille. Oh, bien sûr, je sais aussi qu’ils sont faits de mes doutes, mes lâchetés, ma peur de manquer ; ça les a marqués, on en a souvent discuté, ils me l’ont reproché, mais ce soir, il n’en dit rien et rit avec moi.
En remontant dans ma chambre, je me suis souvenue que mon père encourageait quelquefois l’enfant timorée et paresseuse que j’étais alors en disant : « Tant que tu n’as pas essayé, tu n’as pas échoué ». Alors, disons que j’essaye de vivre et que je n’ai pas encore échoué. Et j’ai remercié Charles, tout bas, d’être là.
JFP
En mode silencieux…
Samedi 4 avril 2020
FR
Bientôt trois semaines que je tiens ce journal de confinement.
Que m’a-t-il apporté ? J’en ai déjà parlé, un espace de liberté en ce temps de relégation, un lieu de distraction aussi, en fin de journée, distraire, « faire diversion, s’absorber dans d’autres activités ou d’autres pensées » (définition donnée par le CNRTL), et un refuge contre le silence.
Une autre interrogation vient à la suite : que m’ont apporté ces premiers jours de confinement ? Qu’ont-ils modifié dans ma façon d’être au monde ?
L’épidémie m’a renvoyée en définitive à ma mortalité. Je voudrais mourir « en bonne santé », c’est-à-dire possédant encore quelques facultés physiques et intellectuelles, une mort indolore, une belle mort en quelque sorte, grâce aux progrès techniques. L’arrivée de la pandémie a balayé cette illusion. Elle m’oblige à faire face à l’idée d’une mort subite et subie, impossible à conjurer. Elle me rappelle à l’ordre, à mon humanité, à ma conscience.
Quant au confinement, je l’apprivoise progressivement. Je ne parle pas des conditions matérielles de ma clôture qui sont bonnes – maison, jardin, compagnie. Je reprends des habitudes studieuses, lecture, musique. J’apprends à me colleter avec moi-même.
JFP
Tout préoccupés par notre sort et notre survie
tout baignant dans ce silence inhabituel
tout éblouis par cette lumière printanière
nous vivons dans l’illusion que les armes ici et là se sont tues
qu’un cessez-le-feu universel a été décrété
qu’il n’y a plus ni villes ni villages bombardés
ni populations forcées à l’exil avec la faim la peur au ventre
traversant déserts en cohortes et guenilles
traversant mers entassées sur des rafiots crevés
qu’il n’y a plus de bidonvilles
plus de campements à nos portes
plus de mendiants dans nos rues ;
oui tout préoccupés de nous-mêmes
nous vivons dans une illusion qu’il nous plaît d’entretenir
une illusion que l’on sait rideau de scène
une illusion qui pareil au rideau bientôt tombera
bientôt découvrira la même tragédie
dans le même théâtre avec les mêmes acteurs
et nous assis comme avant aux premiers rangs
peut-être un peu empâtés peut-être franchement gras :
forcément après tous ces jours de confinement.
A moins qu’il nous faille repenser réinventer
à commencer par nous-mêmes
en serons-nous capables ?
A moins qu’il nous faille revoir notre rang notre rôle
petits démiurges ou particules dépendantes
en serons-nous capables ?
Dire aujourd’hui que demain sera comme hier
serait ne plus voir ne plus croire en rien
oublier un peu vite que rien encore n’est résolu
qu’il en est qui se battent au quotidien
pendant que d’autres attendent dans l’inquiétude
que nul ne peut prévoir comment ni même si
nous sortirons tous de cette épreuve.
J’aimerais tellement croire que demain
quelque chose aura changé.
Dimanche 5 avril 2020
JFP & FR
Plus que Françoise, qui commençait à s’épanouir dans l’exercice, j’ai souhaité mettre un terme à la publication de nos Journaux croisés, à tout le moins de manière régulière, car rien n’est encore réglé de la crise que nous vivons, rien, loin s’en faut, et la nécessité d’écrire pourrait de nouveau s’imposer, ensemble ou séparément.
Car c’est bien la nécessité qui nous a poussés à croiser nos journaux respectifs et à les partager avec nos proches, nos ami·e·s, nos relations professionnelles, des anonymes – dont une bonne trentaine s’est manifestée régulièrement par courriel, téléphone ou sur les réseaux sociaux : nous les remercions de leur soutien.
Après le temps de sidération que nous avons tous connu – quoi, on nous oblige à confinement, toute la population obligée d’obéir à la sommation comme il se doit brutale de notre ministre de l’Intérieur : Restez chez vous ! avec ce que cela induit de fermetures (écoles, magasins, bibliothèques, usines, etc.), d’annulations (concerts, salons, festivités en tous genres, etc.), de renoncements personnels et collectifs, de difficultés, de drames, d’impossibilités, quoi, cela était possible et nous avions injonction de le vivre !) oui, sidération est le mot, nous en connaissions tous le sens ; peu d’entre nous avaient éprouvé le sentiment.
Après ce temps-là, donc, est venu très vite le temps de la colère, teintée d’incrédulité au début – quoi, dans l’un des pays les plus riches du monde nous manquons à ce point de personnel et de matériel dans nos hôpitaux, comment est-ce possible, d’autant qu’on pourrait le parier, aucune armurerie d’aucune de nos armées n’est en pénurie d’armes et de munitions, alors ? Puis, dans un second temps, colère violente contre nos dirigeants actuels et passés, car l’incurie n’incombe pas à ce seul gouvernement, même si celui-ci l’a aggravée par des choix trop souvent dictés par l’argent ; colère violente, oui, contre ceux-là qui, il y a seulement quelques semaines, répondaient par la matraque et les armes aux revendications des personnels hospitaliers et qui, aujourd’hui, s’en remettent à eux, à leur dévouement – des héros, vous dis-je – pour nous sortir de ce chaos, quitte à les sacrifier faute une fois encore de moyens pour les protéger ; colère encore et stupéfaction face aux discours contradictoires qu’on nous a tenus et tient encore, dont celui à propos de l’utilité des masques est assez emblématique (ça sert à rien parce qu’on n’en a pas, mais quand on en aura ce sera obligatoire !) : dans quelle république bananière vivons-nous ?
Dans nos Journaux croisés, Françoise et moi avons exprimé cette colère, chacun avec ses mots, chacun avec son ressenti. Elle est encore présente aujourd’hui, mais davantage maîtrisée, comme la crise elle-même – au bout de trois semaines, il était temps – et perdrait peut-être à ce qu’on la dise et redise chaque jour : gardons-la au chaud pour la servir à point le moment venu.
En même temps – expression favorite de notre Président – en même temps que la colère, donc, commença de poindre en nous l’inquiétude, puis la peur, avivée et entretenue par les médias, par les discours de nos dirigeants, par la situation elle-même, anxiogène parce que totalement inédite et nous trouvant quelque peu démunis ; la peur du manque avec à l’appui le spectacle affligeant de bagarres dans les supermarchés, de rayons dévalisés, et se dire qu’on n’est pas préparés à ça, trop petits, trop vieux, pas assez forts ; mais surtout la peur d’être contaminés, d’être hospitalisés comme notre amie Michèle qui en est à treize jours de coma artificiel, enfin la peur de mourir comme Catherine, l’amie de Françoise, et la peur pour ceux qu’on laisse après soi : à trente ans, encore des enfants…
Dans nos Journaux croisés, Françoise et moi avons exprimé cette inquiétude, cette peur, chacun avec ses mots, chacun avec sa sensibilité. Elles sont encore présentes aujourd’hui, à fleur de peau, se réveillent à l’annonce d’une nouvelle concernant un tel qui se plaint de fièvre depuis plusieurs jours, telle autre qui vient d’être testé positive ; ou pour rien, un nuage sombre dans la tête, un pressentiment, une mauvaise nuit… Les dire et redire jour après jour dans nos journaux pourraient avoir l’effet non de les calmer mais de les garder vives et douloureuses en nous, de nous empêcher de vivre ; sans parler de l’ennui ou de l’inquiétude que cela pourrait générer chez nos lecteurs.
Pour les raisons ci-dessus énoncées, nous arrêtons ce soir la publication quotidienne de nos Journaux croisés. Nous n’en sommes pas au bout de ces « Jours extraordinaires » – comme il nous a plu de les nommer – aussi reprendrons-nous chacun nos claviers si le besoin se fait sentir. Pour l’heure, en plus de vous remercier, nous voudrions vous dire que déjà, par devers soi et dans le secret de nos cœurs, nous rêvons à une fête de retrouvailles, chez l’un ou chez l’autre, porte ouverte tout un week-end, et viendra qui veut, proches, amis, voisins, pour un verre, un repas ou juste pour parler, et on se donnera tous les baisers que nous n’aurons pu nous donner pendant ces mois de confinement, et on reprendra en chœur ce refrain que nous entendons tous les soirs à vingt heures, mais avec d’autres paroles, je les ai déjà écrites, vous avez le temps de les apprendre, grandement le temps : On est là / On est là / On est vivant on est content / d’être encore là / Mais on pense à nos amis / A tous ceux qui sont partis / Et on garde souvenir des jours heureux ! Pourvu que Michèle puisse la chanter avec nous, et tous ceux qu’on aime aussi..