Dans un de mes livres, Suite nantaise, publié en 2013 aux Editions Rhubarbe, je m’impose un exercice d’écriture qui consiste à dresser un autoportrait à partir des lettres qui composent mon prénom. Dès la première lettre de Jacques, je disais qu’elle était tout à la fois le J du JE et le J du JEU, et que pour moi l’écriture ne pouvait se concevoir qu’entre ces deux pôles : hors JE, disais-je, elle relève de l’imposture ; hors JEU, elle s’expose à l’ennui. J’entendais par-là que ne pas mettre de soi, ne pas s’impliquer personnellement dans un écrit est une forme d’imposture puisqu’on prétend être ce que l’on n’est pas, un personnage qui n’est pas soi ; par ailleurs, sans le recours aux artifices de style et de forme qui accrochent le lecteur et quelque part se jouent de lui, le livre risquerait d’être ennuyeux. Le JEU induit également une prise de distance par rapport à soi et, en l’occurrence, à l’image de soi.
En acceptant de poser pour ce tableau, j’avais ces mêmes notions de JE et de JEU en tête. Sans doute celles-ci ne se sont-elles pas imposées d’emblée puisqu’il m’a fallu plusieurs années avant de répondre positivement à l’invitation de Sabine Stellittano. J’avais vu plusieurs des portraits qu’elle avait réalisés, notamment lorsque nous partagions une résidence d’artistes dans un hôpital psychiatrique et chaque fois, même si j’admirais l’œuvre terminée, je ne pouvais m’empêcher de penser que ce n’était pas pour moi, que je ne pourrais pas poser ainsi, me montrer de la sorte au public, que le résultat m’indisposerait forcément, voire me déplairait.
Qu’est-il alors advenu pour que je change d’avis et réponde un jour à l’invitation de Sabine par un oui, pourquoi pas ?
Deux choses, l’une, très contextuelle, je venais de finir un livre et me sentais détendu comme cela m’arrive rarement ; l’autre, j’avais visité quelque temps auparavant une exposition d’une douzaine de toiles du Caravage (1571-1610) au musée Jacquemart-André dans le 8ème arrondissement de Paris, dont l’une m’avait beaucoup impressionné par son thème et par la force qui s’en dégageait : il s’agissait de Saint-Jérôme écrivant, peint en 1605-1606, conservé à la galerie Borghèse de Rome. Prétendre que je me suis identifié à ce haut personnage qui consacra sa vie entière à l’écriture serait exagéré, mais quelque chose dans la représentation d’un homme en train d’écrire m’a touché au plus profond. Le premier confinement – en mars et avril 2020 – m’avait en quelque sorte rapproché de la figure de Saint-Jérôme du fait que moi aussi, privé de tout autre sortie et loisir, je ne faisais plus qu’écrire, au point que mon amie Françoise osa la comparaison sur le mode comique en publiant sur Facebook trois fois la toile du Caravage qu’elle légenda respectivement avant, pendant et après le confinement, signifiant par-là que quelles que soient les circonstances, la vie de l’écrivain – la mienne en l’occurrence – ne changeait guère. Nul doute aujourd’hui que cette moquerie bienveillante a influé sur ma décision de me faire peindre en Saint-Jérôme. Sabine, il va sans dire, a d’emblée apprécié l’idée et, toutes affaires cessantes, peut-être par crainte que je me rétracte, s’est mise au travail d’abord en prenant notes et croquis de tout ce que je lui disais sur ma vision du tableau et ce que j’aimerais y voir figurer – c’est en effet ainsi que Sabine procède quels que soient ses modèles – puis en choisissant la toile au format le mieux approprié. Cela fait, il ne me restait plus qu’à poser… enfin, façon de parler, mais j’y reviens dans quelques lignes.
Lorsque j’ai informé mon amie Françoise de ma décision, celle-ci m’a tout de suite rétorqué qu’il était hors de question que je campe Saint-Jérôme si mon chat ne remplaçait pas le lion qui souvent figure à ses pieds. Mon air ahuri l’a forcée à me raconter la légende de Saint-Jérôme et du fauve rencontré dans le désert et soigné d’une vilaine blessure en raison d’une épine enfoncée dans sa patte, et de la relation qui s’instaura entre l’homme et la bête, relation belle et entière comme seuls les contes et légendes savent en produire. C’est ainsi que mon chat, moins gros qu’un lion mais par chance presque de la même couleur, se trouva embarqué dans l’histoire. Pour lui, toutefois, pas question de poser, une photo suffirait à Sabine.
Il en alla autrement pour moi, rompu à l’observation des autres, enclin même au voyeurisme, mais pas du tout habitué à me livrer au regard d’autrui, à endosser le rôle du modèle, déjà que je rechigne pour un instantané photographique, alors là, poser pendant de longues minutes… Pour me donner contenance, j’ai parlé et même lu à voix haute un texte que j’avais fait apparaître sur l’écran de mon ordinateur placé devant moi, et forcément quand on parle on bouge et à deux reprises Sabine m’a demandé de me taire car elle « m’avait perdu », ce sont ses termes et ils signifiaient qu’elle n’arrivait pas à me fixer sur la toile, que mes yeux mon visage étaient tantôt tournés vers la droite, tantôt vers la gauche. Alors je me suis tu, le plus longtemps que j’ai pu, m’efforçant de garder mon regard fixé sur un point précis, de ne penser à rien en particulier, autant dire à tout et n’importe quoi, du moment que ma presque parfaite immobilité ne s’en trouvât pas altérée. La tête en place sur la toile, le plus dur était fait, le reste, bras et mains, nécessitaient certes de ne pas bouger mais au moins je pouvais parler ! En trois séances de pose sur trois jours, le portrait était fait, à Sabine ensuite d’habiller le tableau avec les éléments du décor, chat, livres, écran, etc. lesquels ne nécessitaient pas ma présence. C’est ainsi qu’à la mi-mars 2021, soit à peine deux mois après sa mise en chantier, le tableau était fini et Sabine m’invitait à le découvrir. D’emblée j’en ai aimé la composition et d’emblée je m’y suis reconnu et ai apprécié l’image de moi qu’elle avait fixée sur la toile. Je voulais un portrait « littéraire » et mon souhait était exaucé : on me voyait en train d’écrire entouré de mes livres et d’éléments de décor qui, pour l’essentiel, appartenaient à mon univers romanesque. Je voulais que la représentation souvent trop sérieuse de l’écrivain soit égratignée par des touches d’humour et là encore mon souhait était exaucé : moi en Saint-Jérôme, mon chat en lion et la présence du crâne me rappelant la vanité de l’entreprise.
Toute œuvre se devant de conserver une part de mystère, je ne souhaite pas « expliquer » le tableau dans ses moindres détails. Il est toutefois difficile de faire l’impasse sur la représentation des livres en suspens qui occupent toute la partie gauche de la toile. A l’origine, et cela remonte précisément au 22 septembre 2015, la volonté de tourner symboliquement une page de ma vie d’avant et pour ce faire, de pendre aux branches d’un arbre de mon jardin les treize livres que j’avais alors écrits. La démarche était théâtrale, j’en conviens, mais j’avais besoin de la matérialité de cette installation pour pouvoir avancer et envisager mon avenir. L’idée première sous-jacente était de tenir journal de la dégradation de mes livres soumis aux intempéries comme je l’aurais fait de mon propre vieillissement. En vérité, et cela est souvent le cas, le plaisir d’écrire m’a amené à en dire bien davantage, mêlant passé, présent et futur au fil des pages de ce journal tenu pendant neuf mois. Il en a résulté un livre intitulé L’épreuve du temps, qui n’échappe pas aux artifices de la fiction – j’en suis incapable – mais qui n’en dit pas moins l’essentiel sur mon rapport au monde et au temps qui passe.
Sabine Stellittano a souhaité représenter ces livres en suspens d’une part parce que l’installation lui semblait en harmonie avec l’esprit de la toile, d’autre part parce que les livres eux-mêmes, en tant qu’objets abîmés par le temps, l’ont séduite sur le plan pictural. C’est sans doute cette partie du tableau qui lui a demandé le plus de temps et de travail. Que puis-je en dire si ce n’est qu’en voyant ainsi mes livres flotter dans l’espace, je ne retrouve plus seulement la volonté première de ma démarche mais y vois un sens nouveau, à savoir que mes livres, une fois publiés, ne m’appartiennent plus et vivent leur propre vie dans le monde, animés par un souffle qui n’est plus le mien. Ainsi, de l’écrivain en écriture à ses livres évoluant dans l’espace, l’élan créatif prend forme d’une courbe que souligne le signet bleu du grand livre que représente la toile : dire que ce signet épouse les méandres de la Loire est déjà trop en dire sur le rapport de l’auteur à ce fleuve et sur l’un de ses livres dont il est le fil conducteur jusqu’à la mer…
Pour conclure sans entrer plus avant dans les détails du tableau, j’ajouterais quelques mots à propos de ce petit espace vierge en haut à gauche de la toile – désigné « réserve » en termes de peinture – qui fait pendant en quelque sorte au crâne posé sur la table de travail de l’écrivain, ce dernier, élément majeur de toute vanité, symbolisant la brièveté et la fragilité de la vie, quand la réserve dirait l’incomplétude en tout, art et vie confondus, ce qu’il reste à vivre et à créer : ainsi le tableau reste-t-il inachevé… A chaque regardant de voir dans cette réserve ce qu’il souhaite voir ou de s’y pencher comme au bord d’une fenêtre pour y voir au-delà, une artiste peintre et un écrivain dans le jeu mêlé de leur création…
Jacques-François Piquet
Juin-octobre 2021