Que fait-on du monde ?

Élégie pour quarante villes
Éditions Rhubarbe, 2006.
Recueil de proses inspirées de l’actualité du monde.
Photo de couverture : Nicolas Rouxel-Chaurey.
Quatrième de couverture : Michel Séonnet.

Couverture de "Que fait-on du monde ?"

Quatrième de couverture de Michel Séonnet

Quarante villes. Et autant de fois je qu’il y a de villes. Je suis un soldat de Tbilissi. Je suis un touriste sexuel à Sally-Portudal. Je suis un vieillard de Marseille. Je suis un veuf à Charm-el-Cheikh. Je suis je en même temps des deux côtés du mur-frontière israélien. Je suis je aux quatre coins du monde. Autant de fois je qu’il y a de villes, et quarante, ça vaut pour toutes. Je n’est pas seulement un autre. Mais tous les autres possibles vers lesquels l’écriture conduit. Je est un pêcheur de Thulé. Je est un trafiquant d’enfants à Bam. Je est une femme de Kilipala. Ici, toutes les fuites possibles (exotiques, touristiques, esthétiques même) sont abolies. On ne peut entrer dans chacune des villes qu’à la première personne. Voilà le péril lorsque écrire est manière de répondre à l’appel du monde. Se vouloir sujet du monde c’est prendre le risque d’être en chaque lieu celui qui doit en porter le poids. « Pourquoi se souvenir, pourquoi évoquer le passé quand à lui seul le présent pèse du poids du monde ? » Alors on va. Pendant un an comme si c’était un siècle. De ville en ville. De je en je. Je est un homosexuel brûlé vif à Lens. Je est un vendeur de montres à Bagdad. Ce monde terrible et éblouissant, c’est chez nous, chez moi. Le parcourir, c’est laisser monter la plainte, l’élégie qui vient nous arracher de derrière nos abris de témoins si lointains, journal, écran télé. Nous voici devenus protagonistes du monde. Nous voici mis au monde.


Extraits

I – Évry  « Nouvelle année rentrant chez moi après avoir longtemps marché dans les rues – minuit passé et j’avais entendu les déflagrations des pétards et bouchons de Champagne – j’appris que dans un hôpital d’Evry la neuve, à deux jets de Paris sunlights, une femme accouchait poignet menotté à la table, sa matonne ayant craint sans doute qu’elle ne se libère en délivrant et pendant plus d’une heure le bruit infernal de l’acier raclant l’acier accompagna ma délivrance, car j’étais cet enfant qui naissait déjà pénétré du monde, mon premier cri condamné à se perdre dans des couloirs déserts quand d’autres fusaient feux d’artifice derrière les portes, hors les murs et les grillages, ailleurs.

Quand après ça de nouveau dans la nuit, la fête battait son plein, flonflons à tous les carrefours, couples enlacés dansant malgré l’heure avancée, à l’angle d’une rue une femme saoule trop belle aux yeux charbons m’est tombée dans les bras, m’a souhaité bonne année, j’aurais pu lui répondre, l’embrasser, l’inviter, mais j’étais sale et fatigué et traînais après moi une odeur âcre d’abattoir. »

XXXII – Madrid  « Elle portait rouge aux lèvres et aux pieds des escarpins ornés boucle dorée : une fille brune comme beaucoup d’Espagnoles, avec ce charme en plus qui m’avait fait la suivre jusque dans la gare d’Alcala tôt ce matin-là, jusque dans le train, au plus près d’elle malgré la foule travailleurs et collégiens bruyants.

Peu après le départ, elle a téléphoné de son portable, murmuré son prénom à l’ami, au compagnon juste quitté, à l’amant qu’elle allait retrouver – café Plaza Mayor, huit heures – car il ne faisait doute que ses lèvres étaient rouges pour un homme, et tandis qu’en moi grandissait le désir d’être celui-là, que je cherchais les mots ses yeux pour le lui dire, elle s’est frayée passage dans la foule et je l’ai perdue.

Longtemps plus tard, une éternité, quand plus rien ni forme ni sens, quand le train ferraille fumante et le ciel assombri, quand de toutes parts des cris des pleurs, quand partout la même odeur de chair brûlée, je l’ai retrouvée sans la chercher, allongée sous une couverture à même le ballast : à ses pieds seuls dépassant manquait un escarpin rouge à boucle doré.

Puis un téléphone a sonné, le sien nul doute, un air de piano, Mozart allègre à l’indécence mais à quoi bon, café Plaza Mayor, onze mars, l’homme s’impatientait :

¿ Que pasa, Isabel, contesta me ? »


Coupures de presse

« On appréhende un premier texte, puis un second… il y en a quarante. Et c’est presque à chaque fois un coup de poing en pleine figure. On en sort marqué, dedans. (…) Chaque fois le narrateur est le héros, souvent malheureux, de l’évènement, avec un je central qui nous plonge dans le nœud de l’actualité dramatique. Ce positionnement permanent, pertinent, interpelle et revendique. Il y a avant tout ce regard clair, intelligent de l’homme déterminé, dans une situation tragique. Jacques-François Piquet réagit partout avec sa plume-scalpel. Il incise la plaie déjà ouverte pour en extirper douloureusement sa leçon d’humanité, même à travers la violence, l’horreur, l’obscénité, l’absurdité. (…) Ce recueil qui fait le tour de la terre en quarante jours de sang et de larmes pose bien la question finale qui reste l’enjeu de chaque individu et de l’humanité : Que fait-on du monde ? On ne peut rester sans voix devant une telle demande. Même si on garde les poings serrés et l’envie de hurler au fond de la gorge. »
Jacques MORIN
Revue Décharge n° 133.


« Il est rare de lire une quatrième de couverture qui présente avec justesse un livre et qui soit belle en elle-même ; à ce double égard, celle que Michel Séonnet a écrite pour le recueil de Jacques-François Piquet est magistrale. Y apparaissent l’essence de cette élégie (…) et surtout la nature particulière du « je » qui toujours énonce. Rien n’est défloré pourtant : la surprise sera intacte en découvrant l’écriture de Jacques-François Piquet… Une écriture accidentée, bosselée ; marchant d’abord à un rythme familier, usant de tournures certes stylées mais reconnaissables et qui parlent encore à quiconque sait goûter la prose poétique. Puis soudain tout s’emballe : la syntaxe se troue, s’emplit de blancs ; la ponctuation s’absente comme s’il n’y avait plus respirations possibles ni assez de temps pour recourir à tous les mots qu’exige un phrasé académique… L’auteur semble économiser les signifiants jusqu’à plonger dans la déroute grammaticale, anéantissant tout intermédiaire entre signes et référents pour aller droit au cœur du signifié, telle une balle en plein dans le mille.
(…) Lire un tel livre est une nécessité – au sens absolu et quelle que soit la période – pour ne pas sombrer aveugle dans la tiédeur d’une existence privilégiée. Mais tandis que de tous côtés s’entendent des « vœux de bonheur » et des « messages de paix et d’amour » dont on sait par expérience qu’ils n’auront aucun écho concret, cette élégie en quarante modulations se nimbe d’une résonance particulièrement poignante. »
Isabelle ROCHE
Lelitteraire.com – article 2774 du 2 janvier 2007.


« Le livre de Jacques-François Piquet est composé de textes brefs, plutôt des proses poétiques que des récits. Chacun donne la parole à une victime de notre époque – et on découvre la voix de ceux qu’on n’entend pas d’habitude, de ceux auxquels on ne donne pas la parole, de ceux qui ont disparu, dans des petits tableaux de l’inhumanité du présent : un vieillard à Marseille, un veuf à Charm-el-Cheikh, un commerçant de Bagdad, un habitant de Candé, un Algérien qui précise : « (…) si parole m’était donné, si j’osais la prendre, (voilà) ce que j’aurais pu dire (…) »
Avec l’interrogation devenue titre, Que fait-on du monde ?, l’auteur établit une proximité avec le lecteur. Que désigne le pronom « on » ? Doit-on le comprendre de manière générale ? Inclut-il chaque lecteur ? L’auteur recense avec précision des situations inhumaines ou troubles, des événements sans éclat ou terribles. Chaque nom de ville devient celui d’un pavé de l’enfer. L’enfer des guerres ou l’enfer climatisé des villes. Pas hier, ailleurs, loin ; mais aujourd’hui, partout. Le village planétaire de notre époque est loin du paradis. Le sous-titre, « Elégie pour quarante villes », nous rappelle que ce genre de poème exprime une plainte douloureuse. Ces voix qui parlent à demi-mot, qui semblent chuchotées, ces monologues troublants manifestent le plus souvent la douleur d’êtres meurtris, étouffés, condamnés. Pourtant ces textes n’expriment aucune revendication, ce qu’une citation précise nettement : « la littérature ne vise absolument pas à la subversion ; mais elle est précieuse pour révéler ce qu’on connaît peu en l’homme ou pour montrer le visage réel d’un monde que l’on croit connaître mais dont on est en fait dans l’ignorance. (Gao Xingiang) »
La force de ces pages tient au dépouillement de l’écriture qui met à nu des situations courantes, apparemment connues, mais emportées dans le flot de l’actualité ou tues par indifférence. Sans grandiloquence, sans discours, Jacques-François Piquet a réussi le tour de force de rendre perceptible la barbarie et la face obscure du monde dans lequel nous vivons. »
Alain JEAN-ANDRÉ
© Chroniques de la Luxiotte


« Les lignes de vie, que sauve Jacques-François Piquet de l’oubli et du cauchemar de l’Histoire, n’ont d’autres inéluctables perspectives que celles de converger vers le triangle de la mort. Pendant un an, il traverse les continents de l’horreur, quarante villes où une humanité est sacrifiée sur l’autel de la folie ordinaire ou planétaire. Que fait-on du monde ? L’homme s’interroge, le poète répond sous la forme de quarante petits poèmes en prose musicale. Quarante élégies datées, qui charrient des milliers et des milliers de vies parties ou en suspens, à travers des sentiments tendres, mélancoliques, vibrants pour une humanité en deuil, sans avenir ni liberté. L’homme déçu, en colère et impuissant, dénonce avec ses plus belles armes littéraires et répond à l’appel des agonisants. Endossant un je multiple, un je qui est nous, on, eux ou elles, un je qui mouille tous ceux du monde libre et protégé pour le frotter à celui des condamnés, il se coltine le poids des atrocités. Il garde les yeux ouverts, reste vivant pour témoigner, quels que soient le temps et les douleurs. L’histoire hélas radote, mais le poète est présent et rend hommage aux innocents. Il nous implique dans son témoignage, soufflant nos abris privilégiés et nous frottant à la sale réalité des tyrans. Façon Michon, dans sa forme brève, son écriture minimaliste et poétique, son errance géographique et sentimentale qui s’inscrit dans un imaginaire et une réalité de la malédiction, Jacques-François Piquet éveille une empathie terrible sur les chemins de la torture, de  l’avilissement, de la haine et de l’intolérance. L’on pense à tous ces grands textes comme La Pleurante des rues de Prague de Sylvie Germain qui nous embarquent dans des univers de souffrance mais qui éblouissent par leur concision et leur style. L’écrivain est la mémoire des oubliés, des persécutés, des battants et des absents. Une lumière noire brillera tant qu’on l’évoquera avec autant de grâce : « À moins que ni l’un ni l’autre anonyme dans les foules qui subissent plutôt qu’elles ne font l’histoire, ballotté ça et là sans voix sinon bêlant, risquant l’invisible à force de ternir. »
Pascale ARGUEDAS


« (…) Élégie pour quarante villes : 40 fois, donc, une ville – une de celles que nous connaissons plutôt bien, française : Évry, Nanterre, Lens, Marseille…, européenne : Saint-Pétersbourg, Arlon, Madrid…, ou, plus souvent, une ville de quelque part loin dans le monde, mais dont, pour son malheur, nous avons entendu parler : Campo Loro, Kerbela, Sinuiji, Ciudad Juarez…- va se révéler à nous sous son jour le plus noir. Est-ce là le fruit d’expériences personnelles, le suc d’observations faites au cours de voyages réellement accomplis ? Ou une série de rêveries (noires, forcément noires) conçues à partir des Informations telles que nous les lisons, entendons, et voyons (et parfois presque malgré nous) chaque jour ? (…) Nous n’aurons pas le fin mot de la méthode d’information de notre auteur. Mais quoi qu’il en soit, dès la première page, nous voici, nous lecteurs, à sa suite, « pénétré(s) du monde », comme il dit. Nous ne sommes encore qu’à Évry, mais, déjà, le parti pris de l’écriture – ce jeu de « je », disons, cette mise au pluriel du « je », « je » étant l’auteur-narrateur-­spectateur-témoin de la violence qu’il dénonce, mais en même temps une de ses possibles victimes, ou même son exécutant : le bourreau ! ou son complice ! et nous, ses semblables, ses frères n’est-ce pas ? avec lui ! – ce parti pris, donc, nous a entraînés bien au-delà d’Évry-en-Essonne, et nous serons bientôt, à Tbilissi, à Belfast, à Groznyi etc., tout aussi inéluctablement présents et impitoyablement concernés et interpellés : nous sommes dans Le livre noir du monde. Belles âmes s’abstenir ! »
Andrée BARRET
Revue Diérèse n° 147, septembre 2007.


« Une élégie étant, par définition, un poème exprimant une plainte douloureuse, des sentiments mélancoliques, le sous-titre du livre, Elégie pour quarante villes, est particulièrement bien choisi.
Les quarante textes courts, entre une et trois pages, évoquent des lieux mais aussi des événements qui s’y sont déroulés sous forme généralement d’une petite fiction dont le narrateur est un « je » omniprésent dans le livre comme un regard multiple sur le monde.
Dans un centre de détention en Chine, une rue de Belfast, un bordel thaïlandais ou un jardin de Lens, à l’hôpital d’Evry un premier janvier ou dans un bidonville de Nanterre en 1961, le « je » est toujours là pour soulever un coin de rideau sur un bout de réalité. Le « je » ne commente pas, ne juge pas, il vit, il voit, il montre.
Histoires d’amour, histoires de mort, de bonheur ou de misère, ces quarante textes constituent un livre étrange et fascinant, qu’on peut lire et relire, parcourir de temps à autre, pour ne pas oublier… »
Serge CABROL
Encres Vagabondes, 13 août 2007


« Rythmes serrés et sonorités croisées s’entrechoquent et nous choquent de tant d’effroi dans le froid de ces villes que l’on croirait imaginaires tant elles sont cruelles. Pudeur extrême de Jacques-François Piquet, qui nous laisse décider de nos émotions sans intervenir de face, mais sans cacher les siennes non plus. Elles sont dans la longueur presque Proustienne des phrases, au cœur d’une Bagdad ou les mille et une nuits ont la saveur du désastre des femmes exécutées. Elles sont dans les yeux du chinois, à Paris, devant la Tour Eiffel aux couleurs d’un pays Tienanmen. Elles sont dans l’absence de commentaires devant l’inacceptable. Elles sont dans la réalité sourde d’un voyage au cœur d’un monde qui défigure l’homme, ses droits à la dignité, à l’expression, et à la vie dans sa forme la plus simple. D’ailleurs dans les quarante villes, Paris revient, comme Bagdad. Serait-ce là une douce façon d’interpeller nos consciences parisiennes bien à l’abri des terreurs nocturnes d’une ville occupée ? »
Geneviève SILVESTRO
Le journal littéraire, janvier 2007.


« Un lieu, une date, quelquefois une heure.
Pendant quarante jours non consécutifs, d’un 1er janvier à un 24 mars, une première personne du singulier se tient dans une ville du monde. Ce n’est jamais la même personne singulière, ce n’est jamais la même voix. Dans chaque ville elle endosse une identité différente, une place différente, témoin qui observe ou qui détourne le regard, passant d’un heure ou habitant à demeure, il arrive qu’elle en change en cours de texte. (…)
Quarante récits pour quarante villes du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, quarante voix, d’homme ou de femme, d’adulte ou d’enfant, privées d’autre existence que la parole à prendre au nom de la ville si elle pouvait raconter qui vit dans ses maisons, ses ruelles, ses places, qui y naît, qui y dort dehors, qui marche sur ses routes, qui y meurt, qui y est arrêtée, battue, emprisonnée, quelquefois libérée : Thulé, Diomira, Charm-el-Cheikh, Abou-dis, Lens, Saint-Pétersbourg, Mbabane et Bucarest, Bagdad, Sally-Portudal, Nanterre, Paris, Campo Loro, Sinuiji… »
Dominique DUSSIDOUR